La récente publication d'un livre de souvenirs de Tahar Ben Jelloun, qui connut Jean Genet, est l'occasion de raviver la mémoire de cet écrivain, mort en 1986.
Depuis cette date, l'oeuvre de Genet est entrée dans le classique purgatoire qui suit, pendant quelques décennies, la mort d'un écrivain. Sans doute, la célébrité acquise de son vivant et le parfum sulfureux de ses livres lui assureront encore longtemps un lectorat conséquent. Mais des lecteurs fidèles et passionnés, en nombre, j'aurais tendance à en douter. Je me demande aussi si cette oeuvre attire encore des chercheurs universitaires de qualité. En tout cas, ce n'est pas le numéro de décembre 2010 du Magazine littéraire qui me fera conclure que oui. Son dossier "Genet", publié dans le cadre du centenaire de l'écrivain, propose des contributions d'un intérêt assez modeste, et qui ne communiquent guère l'envie de relire ou de découvrir les romans et, peut-être surtout, le théâtre.
Il y a plus d'un point commun entre Rimbaud et Genet : l'enfance "sage", la rupture de ban à l'adolescence, le parrainage d 'aînés admiratifs, le rejet dédaigneux de la littérature (bien plus radical chez Rimbaud que chez Genet. Mais l'écriture de Rimbaud est autrement novatrice, singulière, bouleversante, que celle de Genet. En ce qui me concerne, c'est justement le contraste, le divorce même, entre le contenu provocateur, rebelle au "moralement correct", et le côté conventionnel de l'écriture qui m'a souvent rebuté chez Genet. Quelques uns de ses romans me sont tombés rapidement des mains, non seulement parce que sa thématique n'éveillait guère d 'échos en moi, mais aussi parce que l'académisme de son écriture m'insupportait.
En revanche, cette écriture me paraît faire merveille dans certaines de ses pièces : Les Bonnes et Le Balcon. Je n'ai pas vu l'intérêt des Nègres dont je n'ai pas dû finir la lecture et la grande machine des Paravents m'assomme. Je garde un assez mauvais souvenir d'une représentation de cette dernière pièce à la Criée de Marseille. Il est vrai que le goût du metteur en scène (Marcel Maréchal) pour les tableaux vivants atteignait les limites du supportable. Par contre, dans Les Bonnes, l'écriture altière, nerveuse, toute en tension, annonce pour moi les textes de Koltès. La force, la profondeur et l'actualité du Balcon m'ont emballé. C'est pour moi le chef -d'oeuvre de Genet au théâtre .
A la mort de Sartre, Genet, qui, à la fin des années 40, avait été son familier et avait partagé quelques uns de ses engagements, eut des mots très durs pour celui qui lui avait consacré un essai mémorable :
« Sartre qui décède, c’est un peu de fumée qui s’en va », dit-il avec dédain.
Si Genet n’avait pas abhorré Sartre, on aurait pu s’en étonner. Il a avoué lui-même avoir mis des années à se remettre de la lecture de Saint Genet comédien et martyr (1952). Quelle extraordinaire tentative d’assassinat de l’homme et de l’oeuvre (surtout de l’homme et de l’oeuvre à venir) que ce livre, où Sartre propose la recette pour comprendre Genet ! Genet, mode d’emploi… Tentative d’assassinat de la liberté de l’intéressé, mais tout autant de celle du lecteur : en prétendant expliciter le secret de Genet, Sartre bloquait, en somme, “dans le rapport du lecteur au texte, la liberté d’un jeu potentiellement infini”, pour reprendre les termes de Pierre-Marc de Biasi dans son dernier livre sur Flaubert. Il aurait été vital et sain pour Genet de ne pas lire l’essai de Sartre; il n’est pas moins sain pour le lecteur de ne le lire qu’après avoir lu tout Genet.
On aurait tort de sous-estimer l'impact qu'eut, en son temps,(et que continue peut-être d 'avoir) l'essai de Sartre sur Genet et sur la réception de son oeuvre. Sartre est, à l'époque, au faîte de sa notoriété de philosophe, d'intellectuel et d'écrivain. Quant à Genet, bien qu'âgé de 42 ans en 1952, et auteur de plusieurs romans et d 'une pièce de théâtre, il est encore très peu connu du grand public.
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Sur le blog d'Assouline, la République des livres, un commentateur écrit :
“Genet était un immense écrivain. Ceux qui peuvent lire Notre-dame des fleurs sans être totalement envoûtés par cette écriture profondément poétique, géniale, ne comprennent rien à la littérature.”
Moi, je veux bien. Mais quand on essaie aujourd’hui de lire Notre-Dame-des-Fleurs , on est vite lassé, même avec la meilleure volonté du monde, de cet interminable et insipide défilé de tatas toutes moins tontons les unes que les autres, à la personne et aux aventures desquelles il est vraiment impossible de trouver quelque intérêt, de cette morne apothéose du foutre, de la pisse et de la merde, au fil d’une narration très médiocrement maîtrisée et qui distille très vite un ennui pesant. Au moment de la publication du livre, ça pouvait passer pour une révélation, c’était le frisson de la plongée dans les bas-fonds, on découvrait la réalité des prisons françaises (qui n’avaient pas dû beaucoup changer depuis 42), et le plus intéressant du livre, c’est justement l’évocation du quotidien du narrateur prisonnier, accablé de solitude et d’ennui. Mais aujourd’hui, ça fait tout de même très démodé et provoc à deux balles, comme dans ce passage (édition Folio p. 51):
“…Mignon pisse avec cette attitude : les jambes écartées, les genoux un peu fléchis, et à plus rigides jets dès dix-huit ans. Car, insistons bien sur cela, qu’un nimbe très doux toujours l’isole du contact trop dur de ses propres angles vifs. S’il dit : “Je lâche une perle” ou “Une perlouze a tombé”, il veut dire qu’il a pété d’une certaine façon, très doucement, que le pet s’est coulé sans éclat. Admirons qu’en effet il évoque une perle à l’orient mat : cet écoulement, cette fuite en sourdine nous semblent laiteux autant que la pâleur d’une perle, c’est-à-dire un peu sourds. Mignon nous en apparaît comme une sorte de gigolo précieux, hindou, princesse, buveuse de perles. L’odeur qu’il a laissé fuser silencieusement dans la prison a la matité d’une perle, s’enroule autour de lui, le nimbe de la tête aux pieds, l’isole, mais l’isole bien moins que l’expression que sa beauté n’a pas craint d’énoncer. “Je lâche une perle” indique que le pet est sans éclat. S’il bruit, il est grossier, si c ‘est une cloche qui le lâche, Mignon dit :
– Cabane à mon noeud qui s’écroule !
Merveilleusement, par la magie de sa beauté haute et blonde, Mignon fait surgir une savane et nous enfonce au coeur des continents noirs plus profondément, plus impérieusement que, pour moi, ne le fera l’assassin nègre. Mignon ajoute encore :
– ça cocote dur, je peux pus rester à côté de moi…
Bref, il porte son infamie comme un stigmate au fer rouge, à vif sur sa peau, mais ce stigmate précieux l’ennoblit autant que la fleur de lis sur l’épaule des voyous d’autrefois. Les yeux pochés par des coups de poing sont la honte des macs, mais pour Mignon :
– Mes deux bouquets de violettes, dit-il.
Il dit encore, à propos d’une envie de chier :
– J’ai le cigare sur le bord des lèvres. ”
On retrouve dans cette page au parfum de latrines, très représentative de la fascination, omniprésente dans le livre, du narrateur pour l’anal et le pipi-caca, la volonté de faire l’apologie de l’abjection. On est au plus loin du projet de Dostoïevski ou, plus tard, de Gorki, de réhabiliter les bas-fonds en mettant en lumière l’humanité que cachent l’abjection et la misère. Non. Dans ce roman de Genet comme dans les autres, il s’agit de magnifier l’abjection parce qu’elle est l’abjection, en une inversion des valeurs qui se voudrait porteuse de sens mais qui n’aboutit à rien qu’à dégoûter le lecteur, parce que l’abjection reste l’abjection, et qu’on n’a pas envie de s’attarder à renifler les parfums intimes de Mignon et de ses semblables. Si c'est ça l’écriture “profondément poétique, géniale” de Genet, eh bien, amis de la poésie, bonsoir.
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La nuit portant conseil, je me suis demandé si cette poésie des textes de Genet, je savais la lire, c'est-à-dire si je savais la reconnaître, l'admettre, et la goûter. Si je savais, ou plutôt si je voulais la lire.
Je ne sais pas la lire ou je ne veux pas la lire ?… Je reconnais volontiers aux romans de Genet (à Notre-Dame-des-Fleurs en particulier) la vertu de lever, avec une saine brutalité, sans concession au confort du lecteur, une censure. Faire voir et admettre au lecteur ce qu’il refuse de voir et d’admettre. Mon allergie à ces textes relève peut-être d ‘une auto-censure, particulièrement vigilante et brutale dans mon cas. Brutalité contre brutalité, en somme. Je ne peux m’empêcher de rapprocher les romans de Genet de ceux de Sade. C’est la même obstination à mettre le nez du lecteur dans son caca, à l’obliger à voir en face une réalité que l’écrivain revendique, avec un sens rageur de la provocation, comme légitime et devant être assumée. Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère…
Or j’éprouve à lire les romans de Genet le même insurmontable ennui que celui que j’éprouve à lire ceux de Sade. Je n’ai garde, bien sûr, d’oublier les sens possibles du mot “ennui” : ça m’emmerde, mais ça me tourmente, ça me travaille… Cet ennui me paraît lié au sérieux des textes de Genet comme de ceux de Sade. Chez ce dernier, je ne supporte pas cette litanie de turpitudes sexuelles, empilées avec un imperturbable sérieux. Ce n’est que lorsque ces descriptions répétitives sont transcendées par la pensée, comme dans “la Philosophie dans le boudoir”, que Sade devient pour moi un incomparable écrivain.Ce ton uniformément sérieux des textes de Sade et de la plupart des textes de Genet antérieurs à la rencontre avec (Sade) — avec Sartre, voulais-je dire, je garde le lapsus, je le trouve trop rigolo — est, pour moi, de plomb. Un peu d’humour, dans bien des textes littéraires, est une porte d’entrée qui facilite les choses au lecteur rétif. Or l’humour me paraît absolument absent des textes de Sade et je ne trouve pas qu’il soit bien fréquent chez Genet. Il est vrai qu’exiger un peu plus d’humour d’un taulard de Fresnes en 42, c’est pousser un peu loin le bouchon.
Le moyen de surmonter une allergie comme la mienne me paraît résider dans la possibilité de trouver un angle d’approche qui me permette de surmonter mes préventions et mon dégoût. Dans le cas de “Notre-Dame-des Fleurs”, cet angle pourrait être cette position centrale du narrateur, condamné, dans sa cellule nauséabonde, à l’horreur de la solitude et de l’ennui, et qui tente de les conjurer en convoquant autour de lui le tourbillon de ses fantasmes, inséparables d’une réalité “abjecte” qu’il transfigure grâce à l’énergie d’une poésie qui s’apparente à l’énergie du désespoir.
En somme, je suis globalement allergique aux romans de Genet, sensible en revanche à l'originalité et à la force de certaines de ses pièces. Je pense que le théâtre a offert à Genet l'occasion de se renouveler avec bonheur, en s'évadant du climat quelque peu renfermé, nauséabond, pour ne pas dire parfois franchement puant, de ses romans.
Surmonterai-je un jour les préventions qui me tiennent éloigné de cet univers romanesque ? Je ne me fais pas trop d’illusions, tant la compréhension de la littérature me paraît tributaire des insurmontables frontières qui séparent les sensibilités comme elles séparent les chiens des chats.
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Il faut avouer qu’il y aurait de quoi tirer de Notre-Dame-des-Fleurs le livret d’un fabuleux opéra-rock, avec pets en technicolor, comme dans Du vent dans les branches de sassafras ( “Est-ce que je te demande si ton cheval, il fait des pets en technicolor?”).
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“La langue de Genet, c’est celle de Bossuet” , écrit un correspondant de la République des livres.
Sans remonter si loin, il me semble que la langue de Genet, dans ce qu’elle a de plus classique et de plus solide, c’est d’abord la langue qu’on enseignait, entre les deux guerres, dans les écoles primaires de France. On a peine à se représenter aujourd’hui ce que pouvait être la qualité de cet enseignement, dispensé par ces hussards noirs de la république, dont Péguy fit l’inoubliable éloge. Cette formation trouvait son couronnement dans le certificat d ‘études primaire, que les élèves passaient à l’âge de treize ans révolus. L’enseignement de la langue était au coeur du système. J’écoutais l’autre jour à la radio une lecture de lettres de Genet, à l’époque où il est pensionnaire de la colonie pénitentiaire de Mettray. Il doit avoir entre quinze et seize ans. Ses destinataires sont divers responsables de l’administration pénitentiaire et de la police. La remarquable qualité de la langue, sa tenue tout-à-fait classique, est ce qui frappe immédiatement dans ces lettres, au ton par ailleurs fort sage et déférent. Dès cette époque, Genet est en possession d’un instrument dont il fera un usage évidemment bien plus personnel dans ses premiers romans. Cet instrument, il le doit à ses instituteurs.
Jean Genet, les Bonnes ( Gallimard/Folio)
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs ( Gallimard/Folio)
Tahar Ben Jelloun,
Jean Genet, menteur sublime (Gallimard)
Jean-Paul Sartre,
Saint Genet comédien et martyr (Gallimard)
Dossier Jean Genet dans le numéro de décembre 2010 du
Magazine littéraire
( Posté par :
Jambrun )
Yvette Etievant et
Monique Mélinand dans
Les Bonnes (1947)