Quel plus bel éloge du génie que celui-ci :
" Il est beaucoup plus facile de relever les défauts et les erreurs dans l'oeuvre d'un grand esprit que de donner une explication claire et complète de sa valeur. Car les défauts sont des choses singulières et limitées qu'on peut par conséquent parfaitement circonscrire. Au contraire, la marque que le génie imprime à ses oeuvres consiste justement en ce que leur excellence demeure insondable et inépuisable. C'est aussi pourquoi elles seront, pour une longue suite de siècles, un maître qui ne prendra jamais une ride. Le chef-d'oeuvre accompli d'un esprit vraiment grand agit si profondément et avec une telle énergie sur tout le genre humain qu'il est impossible de calculer jusqu'où, à travers les siècles et les pays, pourra atteindre son influence éclairante. Il en sera toujours ainsi car, si cultivée et riche que soit l'époque dans laquelle il est né, le chef-d'oeuvre, semblable à un palmier, s'élève toujours au-dessus du sol où il plonge ses racines. "
Ce génie, c'est Emmanuel Kant, auquel Arthur Schopenhauer rend hommage en ces termes, au début de sa Critique de la philosophie kantienne. Car, pour Schopenhauer, Kant est le premier philosophe de l'ère moderne, celui qui a mis un terme à bien plus d 'un millénaire de philosophie scolastique, c'est-à-dire de philosophie servante de la théologie. De plus, c'est à Kant que Schopenhauer doit l'une des deux pierres fondatrices de son propre système :
" J'ai établi plus haut que le mérite essentiel de Kant avait été de séparer le phénomène de la chose en soi, de définir l'ensemble du monde visible comme phénomène, et par conséquent de dénier aux lois de ce monde toute validité au-delà des phénomènes. ".
A la fin de son éloge liminaire du penseur de Königsberg, Schopenhauer écrit :
" Ces quelques mots, qui n'épuisent en aucune façon mon objet, peuvent suffire pour témoigner de ma reconnaissance envers ce qui constitue les grands mérites de Kant. J'ai rendu ici ce témoignage pour ma satisfaction personnelle et parce que la justice voulait que je rappelle ces mérites au lecteur qui veut me suivre dans la mise au jour intransigeante de ses défauts, vers laquelle je m'achemine à présent. "
Mieux valait rédiger cette mise au point car, ce coup de chapeau une fois tiré, Schopenhauer va aussitôt entreprendre de démontrer à son lecteur qu'il entend donner au mot critique son entière signification et à la chose que désigne le mot toute sa féroce vigueur.
C'est ainsi qu'une trentaine de pages après ce coup de chapeau liminaire, il écrit :
" Si Kant, comme je l'ai dit plus haut, avait sérieusement cherché dans quelle mesure deux facultés de connaissance aussi différentes, dont l'une est le signe distinctif de l'espèce humaine, se manifestent; s'il avait cherché ce que signifient raison et entendement selon l'usage linguistique de tous les peuples et de tous les philosophes, alors il n'aurait jamais, sans plus d'autorité que celle de l' intellectus theoreticus et praticus, dont la scolastique fait un usage tout différent, divisé la raison en raison théorique et raison pratique, et fait de cette dernière la source de l'action vertueuse. De même, avant de séparer si minutieusement les concepts d'entendement (qu'il comprend partie comme ses catégories, partie comme l'ensemble des concepts généraux) et les concepts de la raison (ce qu'il nomme "Idées"), avant d'en faire le matériau de sa philosophie, laquelle ne traite, pour l'essentiel, que de la validité de l'application, de l'origine de tous ces concepts -- avant tout cela, dis-je, il aurait dû se demander une bonne fois ce qu'est en général un CONCEPT. Seulement, même cette recherche si nécessaire n'a pas eu lieu, et cela a contribué à la déplorable confusion des connaissances intuitive et abstraite, confusion dont je vais bientôt faire la preuve. -- Faute d 'une réflexion suffisante, il a donc négligé les questions suivantes : qu'est-ce que l'intuition ? la réflexion ? le concept ? la raison ? l'entendement ? Pour la même raison, il a négligé également de se poser des questions aussi indispensables que nécessaires que celles-ci : qu'est-ce que j'appelle ob-jet et que je distingue de la représentation ? Qu'est-ce que l'existence ? l'objet ? le sujet ? la vérité, l'apparence, l'erreur ? -- Mais il suit son schéma logique et sa symétrie sans y réfléchir ou chercher plus loin. "
Ben dis donc ! Pauvre Emmanuel avec ses théorèmes et ses corollaires, il a les oreilles qui lui sonnent. Manque de sérieux, confusions déplorables, charrue avant les boeufs, paresse intellectuelle, incapacité à définir des notions de base. Un professeur de philosophie d'aujourd'hui n'oserait jamais annoter en ces termes la copie d'un candidat bachelier, surtout en zone sensible.
On se doute que l'Arthur, remonté comme il l'est, ne va pas s'en tenir là. En effet , après avoir déclaré que " l'Esthétique transcendantale est une oeuvre si méritoire qu'à elle seule, elle eût suffi pour immortaliser le nom de Kant" et que les démonstrations et les théorèmes qu'on y trouve possèdent une telle force de persuasion qu'il les met au nombre des vérités inébranlables, il entreprend de passer ledit ouvrage à la moulinette de son examen critique. C'est pas triste.
Il n'est guère d'aspect de l'oeuvre de Kant qui échappe à cette critique, dont la lecture est souvent difficile pour qui n'a pas forcément sous la main les textes de Kant auxquels Schopenhauer se réfère. Il a d'ailleurs prévenu son lecteur que la compréhension de son ouvrage nécessitait une solide connaissance de l'oeuvre de Kant. Et pourtant, quoique fort technique, lire ce texte, où se confrontent deux systèmes, ne cesse de me captiver, parce que je ne cesse d'y apprendre, ne serait-ce qu'à raisonner, et par la force d'entraînement d'un exposé d'une vivacité passionnée.
" La DOCTRINE DU DROIT est une des oeuvres les plus tardives de Kant. Sa faiblesse est telle que, malgré mon désaccord total, je tiens pour superflu de polémiquer contre elle : comme si elle n'était pas l'oeuvre de ce grand homme, mais le produit d'un quelconque mortel, ses propres faiblesses doivent la faire mourir d'une mort naturelle. "
On allait féliciter Schopenhauer pour ce mouvement de générosité apitoyée, mais cette magnanime déclaration d'intention oubliée à peine écrite, l'entreprise de démolition reprend de plus belle.
Quand on lit sa Critique de la philosophie kantienne, on se dit qu'à tout prendre il valait mieux compter au nombre des amis de Schopenhauer que de ses ennemis. Un philosophe aussi pugnace ne pouvait assurément se passer de quelques têtes de Turc, de quelques punching-balls philosophiques, parmi lesquels Schelling et Hegel, sa bête noire :
" Mais le plus grand inconvénient de l'exposition par endroits obscure de Kant, c'est qu'elle a eu l'effet d'un exemplar vitiis imitabile [ un modèle dont les défauts sont imitables ], en sorte qu'elle fut, à tort, interprétée comme une autorisation pernicieuse. Le public avait été contraint à considérer que ce qui est obscur n'est pas toujours dépourvu de sens : aussitôt l'absurdité se réfugia derrière l'obscurité de l'exposition. Fichte fut le premier à se servir de ce privilège et à en faire un usage intensif. Schelling en fit au moins autant que lui, puis une armée d'écrivassiers affamés dépourvus d'esprit et de probité les surpassa bientôt tous les deux. Mais la plus grande impudence dans l'étalage de purs non-sens, dans l'écrivaillerie de bavardages absurdes et déments, comme on en n' avait entendu jusqu'alors que dans les maisons de fous, c'est chez Hegel qu'elle apparut finalement. Ce fut l'instrument de la plus grossière mystification générale qui fut jamais et elle obtint un succès qui paraîtra, aux yeux de la postérité, comme une chose invraisemblable et restera un monument de la niaiserie allemande. "
Il reste que, toute serrée et pertinente qu'elle soit, la critique de la philosophie de Kant par Schopenhauer reste, avec le recul du temps, menée d'un point de vue de métaphysicien classique. Même si Schopenhauer a le mérite d'affirmer avec force l'antériorité et la primauté de la connaissance intuitive (donc de la connaissance par le corps) sur la connaissance abstraite, discursive, il ne prend à peu près pas en compte la dimension historique de la genèse de la pensée humaine : en d'autres termes il lui manque une approche génétique de notre approche du réel et de la formation de nos concepts. C'est à Nietzsche que reviendra, à mon sens, le mérite de cette avancée. Une étude serrée de la naissance de l'appréhension du réel et des progrès de la pensée chez l'enfant ainsi que de la dégradation des mêmes facultés chez le vieillard nous en apprendrait plus qu'une argumentation in abstracto, développée au nom d'un "nous" lui-même problématique.
Lire Schopenhauer dans la magnifique traduction nouvelle de Christian Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey est en tout cas un bonheur de tous les instants (collection Folio/Essais, deux tomes).