Les philosophes de l'antiquité païenne furent d'incorrigibles optimistes : ils croyaient que la vie valait la peine d'être vécue. Qu'ils fussent disciples de l'Académie, du Portique ou du Jardin, ils partageaient au moins la conviction qu'à condition d'atteindre la sagesse et de la pratiquer, on pouvait vivre heureux sur cette terre, dans les limites à l'intérieur desquelles la nature humaine nous permet d'être heureux.
Néanmoins Socrate, dans la République, a tout de même du mal à convaincre ses interlocuteurs que l'homme injuste ne peut pas être plus heureux que l'homme juste. Qu'il les ait tout-à-fait convaincus, et le lecteur avec, cela reste incertain.
Le récit de la Chute, dans la Genèse, premier livre de l'Ancien Testament, dissipe les illusions des antiques sages et dévoile la vérité de notre condition terrestre.
Quelques extraits, pour en rappeler l'essentiel :
Dieu crée l'adam à son image
le crée à l'image de Dieu
les crée mâle et femelle
Dieu les bénit et leur dit
A vous d'être féconds et multiples
de remplir la terre
de conquérir la terre
de commander
au poisson de la mer
à l'oiseau du ciel
à toutes les petites bêtes ras du sol
[...................................................]
Yhwh Dieu prend l'adam
pour l'installer dans le jardin d'Eden
qu'il travaille et qu'il veille dessus
Yhwh Dieu ordonne à l'adam
Mange librement de tous les arbres du jardin
Ne mange pas de l'arbre de l'expérience du bon et du mauvais
le jour où tu en mangeras tu te condamneras à mort
[...................................................]
Le serpent, plus fin que tous les animaux sauvages que Yhwh Dieu a faits dit à la femme
Dieu vous a donc dit
Ne mangez pas de tous les arbres du jardin
Nous mangeons les fruits des arbres du jardin, répond la femme au serpent, mais Dieu a dit
Le fruit de l'arbre au milieu du jardin vous n'en mangerez pas et n'y toucherez pas ou vous mourrez
Non vous ne serez pas condamnés à mourir, répond le serpent, mais Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront
vous serez comme Dieu
vous aurez l'expérience du bon et du mauvais
la femme voit que l'arbre est appétissant
elle en donne aussi à son homme avec elle
il mange
Leurs yeux s'ouvrent à tous les deux
Ils découvrent qu'ils sont nus
cousent des feuilles de figuier
pour se couvrir les reins
[....................................................]
A la femme Yhwh Dieu dit
Je multiplierai les douleurs de tes grossesses
dans la douleur tu enfanteras des fils
Vers ton homme ton désir
et l'homme ton maître.
A l'adam Yhwh Dieu dit
Parce que tu as écouté la voix de ta femme
et que tu as mangé de l'arbre
dont je t'ai donné l'ordre de ne pas manger
à cause de toi
la terre malédiction
Tu en mangeras en t'échinant
chaque jour de ta vie
Elle te donnera épines et chardons
Tu mangeras les herbes sauvages
A la sueur de ton visage
tu mangeras du pain
jusqu'à ce que tu retournes à la terre
d'où tu viens
Oui tu es poussière
à cette poussière tu retourneras
[................................................]
Yhwh Dieu dit
l'adam est devenu comme un autre nous-même
qui a l'expérience du bon et du mauvais
Il ne tendra pas sa main désormais
pour prendre aussi de l'arbre de vie
pour en manger et vivre toujours
Yhwh Dieu l'expulse du jardin d' Eden
pour travailler le sol d'où il vient.
( Genèse, 2 et 3 )
A partir de ce récit de la Genèse, on doit à Saint-Augustin, interprétant des passages des Epîtres de Paul, l'invention d'un mythe dérivé, celui du Péché originel, mythe dont la signification diffère sensiblement du mythe exposé dans la Genèse. Rappelons que le péché originel, spécialité chrétienne, est ignoré du Judaïsme et de l'Islam.
Saint-Augustin assimile le péché originel au péché de chair. qui se transmet de génération en génération. Depuis le Concile de Trente, l' Eglise catholique a pris ses distances avec cette conception. Les jansénistes, en revanche, adoptèrent dans son intégralité la thèse augustinienne.
Pour qui accepte cette thèse, c'est la chair qui est le péché . Puisque nous sommes faits de chair, nous naissons en état de péché. Or la chair est la partie de notre nature que nous partageons avec les animaux. En condamnant le péché de chair et en le confondant avec le péché originel, les partisans de la thèse augustinienne condamnent l'homme et la femme, coupables de s'être abandonnés à leur animalité.
Il suffit de relire le texte de la Genèse pour constater que rien n'y appuie une telle interprétation. Au contraire.
Dieu défend à Adam de manger des fruits de l'arbre de l'expérience du bon et du mauvais. Le serpent prévient Eve :
Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront
vous serez comme Dieu
vous aurez l'expérience du bon et du mauvais
En désobéissant à son créateur, Adam accède ainsi à la connaissance du bien et du mal, entre lesquels il peut librement choisir. Ce faisant, il s'égale à Dieu; C'est ce que celui-ci constate :
Yhwh Dieu dit
l'adam est devenu comme un autre nous-même
qui a l'expérience du bon et du mauvais
En mangeant des fruits de l'arbre de la connaissance, Adam accède aussi à la connaissance de sa condition terrestre et à la connaissance de la mort.
Dès lors, la faute d 'Adam ne consiste pas à s'être abandonné à la part animale de sa nature, à avoir chu dans sa nature animale. Au contraire, elle consiste à avoir voulu s'égaler à Dieu, donc à avoir voulu s'éloigner de son animalité, pour devenir un homme connaissant, libre et responsable de ses choix. S'éloigner de l'animal, c'est s'éloigner de l'innocence et de l'inscience, privilèges de l'animal.
Ainsi la signification du récit de la chute dans la Genèse apparaît-elle quelque peu tautologique : le péché originel de l'homme c'est... d'être un homme.
On en conclura avec Calderon que le péché capital de l'homme, c'est d 'être né...
" el delito mayor del hombre es haber nacido "
Faute que Cioran affaiblit en un simple inconvénient. Trait d'humour ou méconnaissance de l'énormité de la catastrophe ?
Pour ma part, je serais tenté de dire qu'en nous faisant naître la Nature a commis une erreur. Mais la Nature commet-elle des erreurs ? Ce serait absurde de le croire.
Nous voilà donc avec sur nos petits bras les conséquences écrasantes d'une énorme gourance que nous ne savons pas trop à qui imputer. Ce serait injuste d'accuser nos chers parents d 'avoir succombé à la concupiscence, alors que nous-mêmes, hein , on s'en est payé une tranche. Grouik !
La paix soit avec nous. Et avec nos (trop) chers esprits animaux.
Note - Rappelons que, sur cette question , la pensée de Saint-Augustin, ancien païen et homme fort cultivé, a été probablement influencée par le platonisme et le stoïcisme. Rappelons aussi que l'inventeur de l'âme distincte du corps (dans la tradition philosophique occidentale tout au moins), c'est Platon .
Additum -
" Il n' y a qu' UNE SEULE erreur innée, c'est celle de croire que nous sommes là pour être heureux. Elle est innée parce qu'elle coïncide avec notre existence même, et que tout notre être n'en est que la paraphrase, voire notre corps son monogramme : car nous ne sommes précisément que volonté de vivre, mais ce que nous pensons sous le concept de bonheur, c'est la satisfaction successive de tout notre vouloir.
Aussi longtemps que nous persévérons dans cette erreur innée, et que des dogmes optimistes nous confirment peut-être dans cette erreur, le monde nous apparaît comme rempli de contradictions. Car à chaque pas nous devons faire l'expérience, en gros comme en détail, que le monde et la vie ne sont guère faits pour comporter une existence heureuse. "
Arthur Schopenhauer, L'ordre du salut, in Le monde comme volonté et représentation (Folio/essais)
Il suffit de voir les mines déconfites de la plupart des gens de mon âge pour vérifier la vérité de ces remarques. Moi-même, en dépit d'un heureux fond de sottise et de naïveté, il m'arrive de faire la gueule.
J'aurais préféré naître arbre. Un olivier, tiens. Planté à l'époque d'Auguste, je serais toujours vivant à l'heure qu'il est.. D'éphémères bergers viendraient se reposer à mon ombre. Ils tenteraient de déchiffrer d'ambigus oracles dans mon feuillage bruissant.
Additum (2) - Pour reprendre l'expression de Paul Ricoeur, que me signale Elena, le mythe adamique, parmi ses diverses significations, me paraît rendre compte du passage de l'animalité à l'humanité, tout en l'occultant. Je ne suis aucunement un expert en mythologie comparée, mais existe-t-il des mythologies où l'homme est doté d'une ascendance animale ? si oui, laquelle et de quelle culture ces mythologies relèvent-elles ?
Note - Rappelons que, sur cette question , la pensée de Saint-Augustin, ancien païen et homme fort cultivé, a été probablement influencée par le platonisme et le stoïcisme. Rappelons aussi que l'inventeur de l'âme distincte du corps (dans la tradition philosophique occidentale tout au moins), c'est Platon .
Additum -
" Il n' y a qu' UNE SEULE erreur innée, c'est celle de croire que nous sommes là pour être heureux. Elle est innée parce qu'elle coïncide avec notre existence même, et que tout notre être n'en est que la paraphrase, voire notre corps son monogramme : car nous ne sommes précisément que volonté de vivre, mais ce que nous pensons sous le concept de bonheur, c'est la satisfaction successive de tout notre vouloir.
Aussi longtemps que nous persévérons dans cette erreur innée, et que des dogmes optimistes nous confirment peut-être dans cette erreur, le monde nous apparaît comme rempli de contradictions. Car à chaque pas nous devons faire l'expérience, en gros comme en détail, que le monde et la vie ne sont guère faits pour comporter une existence heureuse. "
Arthur Schopenhauer, L'ordre du salut, in Le monde comme volonté et représentation (Folio/essais)
Il suffit de voir les mines déconfites de la plupart des gens de mon âge pour vérifier la vérité de ces remarques. Moi-même, en dépit d'un heureux fond de sottise et de naïveté, il m'arrive de faire la gueule.
J'aurais préféré naître arbre. Un olivier, tiens. Planté à l'époque d'Auguste, je serais toujours vivant à l'heure qu'il est.. D'éphémères bergers viendraient se reposer à mon ombre. Ils tenteraient de déchiffrer d'ambigus oracles dans mon feuillage bruissant.
Additum (2) - Pour reprendre l'expression de Paul Ricoeur, que me signale Elena, le mythe adamique, parmi ses diverses significations, me paraît rendre compte du passage de l'animalité à l'humanité, tout en l'occultant. Je ne suis aucunement un expert en mythologie comparée, mais existe-t-il des mythologies où l'homme est doté d'une ascendance animale ? si oui, laquelle et de quelle culture ces mythologies relèvent-elles ?
La Genèse, traduction de Frédéric Boyer et Jean L'Hour , in La Bible ( Bayard, éditeur)
Calderon , La Vie est un songe (GF Flammarion)
Arthur Schopenhauer, le Monde comme volonté et représentation ( Folio / essais )
Richard Strauss, Daphné, Renée Fleming, Johan Botha, Orchestre symphonique de Cologne , Semyon Bychkov
( Rédigé par : Angélique Chanu )
Arthur Schopenhauer, le Monde comme volonté et représentation ( Folio / essais )
Richard Strauss, Daphné, Renée Fleming, Johan Botha, Orchestre symphonique de Cologne , Semyon Bychkov
( Rédigé par : Angélique Chanu )
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Masaccio, Adam et Eve chassés du Paradis Terrrestre |