Rabaisser , c'est dénigrer ou ramener une mesure (un prix) à un niveau plus bas. Le Rabaissement ne convient guère pour traduire The Humbling le titre du roman de Philip Roth. To humble, en effet, ne veut pas dire rabaisser mais humilier (littéralement et étymologiquement mettre à terre, puisque le verbe et l'adjectif correspondant dérivent, comme les mots français humble, humilier, humiliation, du latin humilis, littéralement "ce qui est à terre", "ce qui est proche de la terre", " ce qui rampe à terre ").
The humbling pourrait donc se traduire par l'humiliation, ou encore par la mise à terre mais aussi par ce qui humilie, celui (ou celle) qui humilie. To humble et humbling se trouvent aussi dans des expressions qui désignent une leçon de modestie, par remise à niveau en quelque sorte . Le rabaissement est une cote mal taillée qui provient de la difficulté de traduire un titre, au vrai, polysémique.
Comme celui d' Un homme (Everyman), le sujet du Rabaissement,
c'est le vieillissement et l'approche de la mort, la dégradation
physique, la maladie, et toutes les difficultés et les troubles qui s'en
suivent. Philip Roth a aujourd'hui 79 ans et il est mieux armé pour
décrire une réalité dont lui-même est proche.
Ce
qui fait la force et l'originalité de ces deux romans, c'est que
l'expérience de la vieillesse et des approches de la mort est vécue de
l'intérieur par le personnage principal. Le sujet a inspiré beaucoup de
récits , mais en général le drame de la dégradation physique et mentale
est relaté par un témoin, (un enfant, un conjoint) et non par
l'intéressé. Je ne vois guère que Romain Gary , qui, dans Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable, ait traité le sujet de la même manière que Roth.
Philip
Roth a condensé le déroulement tragique des derniers mois de la vie de
son héros en trois actes (la troisième partie s'intitule d'ailleurs Le dernier acte).
Cette concentration est un parti heureux qui, tout en contribuant à la
force du récit, nous change d'une certaine prolixité à laquelle il est
arrivé que le romancier, dans des livres précédents, s'abandonne à
l'excès.
Le
livre commence alors que le personnage principal, Simon Axler, un
acteur de théâtre et de cinéma célèbre, sexagénaire, vient de découvrir
qu'il a perdu son talent d'interprète et que les qualités d'acteur qui
lui avaient valu ses succès au théâtre se sont évaporées "dans l'air
léger", sans qu'il puisse s'expliquer pourquoi ( le lecteur, lui, est
tenté d'y voir un premier effet catastrophique du vieillissement).
Le
sentiment de son impuissance, proche d 'une impuissance sexuelle, le
paralyse et l'empêche de tenter de remonter sur scène, faisant de lui
un acteur au chômage. Dépressif et déjà en proie à la tentation du
suicide, il fait un séjour dans une clinique psychiatrique où il fait la
connaissance d'une jeune femme, elle-même hantée par le danger que
courent ses enfants, confiés à un père qu'elle décrit comme pédophile et
que, sortie de l'hôpital, elle finira par tuer, comme invinciblement
aspirée par une issue tragique.
Au second acte ( La transformation
) Axler, récemment divorcé, retrouve Pegeen, la fille d 'amis
comédiens, qu'il a connue enfant ; elle a vingt-cinq ans de moins que
lui; c'est une lesbienne qui, depuis longtemps, s'assume comme telle.
Elle accepte pourtant de nouer une liaison avec Simon qui, nouveau
Pygmalion, entreprend sa transformation en hétérosexuelle heureuse de
l'être, à coups de petites robes et de coiffures mode. Malgré les
pressions de la plus récente compagne de Pegeen et les réticences de ses
parents, la liaison semble promise à durer.
Au
dernier acte. Axler commet l'imprudence de mettre en relation Pegeen
avec Tracy, une jeune femme qui accepte de se prêter à des jeux
érotiques à trois. Tandis que l'attachement d' Axler pour Pegeen grandit
au point qu'il envisage d'avoir un enfant avec elle, Pegeen se détache
de lui et le quitte, le laissant désemparé, sans autre solution que le
suicide.
Ce qui rend cette histoire poignante, c'est sans doute le rôle qu'y joue l'illusion.
La perte de son talent d'acteur, ses douleurs physiques, la solitude
grandissante ( le départ de sa femme, la mort de son fils) ont beau
avertir Simon qu'au-delà de la limite qu'il a atteinte, son ticket n'est
plus valable, il n'en persiste pas moins à vouloir jouer des rôles qui
ne sont plus de son âge et à prendre des risques disproportionnés. Il
n'a plus l'âge de jouer Macbeth, il n'a plus l'âge de nouer une
liaison amoureuse à risque avec une femme de vingt ans sa cadette qui va
se lasser assez vite du rôle que voudrait lui voir jouer longtemps son
apprenti Pygmalion.
L'échec de Simon, c'est l'échec d'une relance,
et de cet échec il est responsable. C'est lui qui, à la fin de la
première partie du roman, élude la possibilité d'affronter et de
résoudre ses difficultés d'acteur, c'est lui qui embrasse Pegeen et
l'engage dans une liaison, c'est lui qui la jette dans les bras de Tracy
. En lui, c'est comme si l'envie de vivre encore s'était fourvoyée et
lui faisait faire les mauvais choix.
Et
sans doute ces erreurs sont-elles chez Axler le produit d'une
appréhension du temps qui n'est plus celle qu'aurait encore un
quinquagénaire : tout va plus vite, les échéances se rapprochent, le
temps est compté. Cet emballement du temps jette l'homme vieillissant
dans un affolement obscur qui aggrave sa vulnérabilité : la perte de son
talent d'acteur, celle de Pegeen, celle aussi de son intégrité physique
sont des chocs dont la violence excède probablement les capacités de
résilience de Simon. Le choix du suicide est une façon de hâter l'heure.
La
mère de Pegeen , bien placée pour savoir de quoi elle parle,
puisqu'elle a à peu près le même âge que l'amant de sa fille, expose à
celle-ci la réalité avec une simplicité cruelle :
" Elle
m'a dit : "Ce qui m'inquiète ? C'est le fait que jour après jour il
prend de l'âge. C'est comme ça que les choses se passent. On a
soixante-cinq ans, et puis on en a soixante-six, et puis on en a
soixante-sept, et ainsi de suite. Dans quelques années, il aura
soixante-dix ans. Tu seras avec un homme de soixante-dix ans. Et ça ne
s'arrêtera pas là, m'a-t-elle dit. Ensuite, ce sera devenu un homme de
soixante-quinze ans. C'est sans fin. ça continue. Il commencera à avoir
de problèmes de santé comme en ont les gens âgés, peut-être de plus
graves, et tu seras la personne chargée de prendre soin de lui. "
Eh
oui. Cela va plus vite qu'on ne pense et, quand la fin du voyage se
dessine, il est recommandé de ne pas jouer avec les allumettes, ni de
se pencher à la portière.
Il s'agit de se faufiler dans un trou de souris, toujours plus étroit.
mais, comme disait mon capitaine, il est rare qu'on s'en sorte les
couilles nettes.
Philip
Roth est depuis longtemps passé maître dans l'art de faire parler ses
personnages, qui appartiennent le plus souvent à la classe moyenne et
intellectuelle. Rien de nouveau à cet égard dans ce roman mais la
technique est solide et efficace, d'autant plus que le romancier
s'efface totalement pour s'en tenir à ce qu'éprouvent et pensent ses
personnages. Cette sobriété et l'absence d'intrusions "éclairantes" du
narrateur omniscient sont pour beaucoup dans la qualité du récit.
Au
fond, ce roman a toutes les qualités d'un classique : il fait voir,
avec force et simplicité, il raconte une histoire qui est celle d'un
homme qui se trompe, il nous la tend comme un miroir, et il nous laisse
face à nous-mêmes et à la méditation de notre condition.
La paix soit avec nous. Et avec nos vieux esprits animaux.
Philip Roth, Le Rabaissement, traduit par Marie-Claire Pasquier, Gallimard
Romain Gary, Au-dela de cette limite votre ticket n'est plus valable , Gallimard
(rédigé par : La grande Colette sur son pliant )
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